Texte de Raphaël Brunel
Texte issu de l’édition « Une généalogie des grandes oreilles », 2019

Can You Hear Me?

« This is a world of hidden mics and two-way mirrors, a world where nothing is private. […] Be careful Harry, you are just supposed to listen, not look, not feel, not care », prévient la voix grave de la bande-annonce de The Conversation, réalisé par Francis Ford Coppola en 1974 sur fond de scandale du Watergate. Considéré comme le meilleur expert en surveillance des États-Unis, Harry Caul (Gene Hackman) est un professionnel froid (« They are not people to him, just voices ») qui veille à rester discret sur sa vie privée. À la suite de la mise sur écoute d’un couple, il se retrouve témoin d’un assassinat par le biais de bandes magnétiques dont l’interprétation va faire l’objet d’un subtil revirement narratif. L’auditeur méticuleux se retrouve à son tour épié et écouté (« we’ll be listening to you », l’avertit-on au téléphone à la fin du film).

Inspirée de Blow-Up de Michelangelo Antonioni, l’intrigue de Coppola se construit autour de la valeur indiciaire (et de la marge interprétative qu’elle induit) non plus de l’image, comme chez le réalisateur italien, mais du son. Fable morale, elle traduit également la prise de conscience par un individu des outils techniques qu’il mobilise et des répercussions que son usage peut entraîner. Bien que Coppola ait été moins captivé par les remous des écoutes de l’administration Nixon que par les perspectives esthétiques offertes par les évolutions de la captation sonore [2], il semble difficile d’écarter toute lecture politique du film. La mise en garde du trailer trouve surtout aujourd’hui une résonance troublante avec la trajectoire d’Edward Snowden, ancien consultant pour la CIA et la NSA, qui révèle en 2013 l’ampleur des programmes de surveillance sur les appels téléphoniques et sur Internet menés par les gouvernements américains et britanniques [3].

Que se joue-t-il entre ces deux images, celle de Gene Hackman aux aguets, sondant les murs avec ses micros, et celle d’Edward Snowden filmé par Laura Poitras dans un hôtel de Hong Kong dans le documentaire Citizenfour ? Entre la fiction et la réalité ? Entre l’écoute et la divulgation ?

C’est en s’intéressant à ce lanceur d’alerte devenu le symbole de la défense des libertés fondamentales et de la vie privée (« mon seul objectif est de dire au public ce qui est fait en son nom et ce qui est fait contre lui » [4]), que Lauren Tortil s’est engagée dans un ambitieux projet de documentation des systèmes de surveillance privilégiant l’écoute. Elle les nomme, de manière générique, les « grandes oreilles ». En empruntant sa composition à L’Atlas Mnémosyne d’Aby Warburg et sa méthode généalogique à Michel Foucault, elle constitue un corpus complexe, agencé par rebonds sémantiques et analogies visuelles, mêlant à ses propres prises de vues des sources issues de différents registres (médical, anthropologique, militaire, vernaculaire, etc.). Comme pour mieux souligner la matérialité logistique de ce qui est souvent considéré comme impalpable, le sonore bascule dans le répertoire de l’image (et inversement, en un sens) au sein de planches iconographiques toutes entières tendues vers un message à intercepter et à déchiffrer—elles-mêmes étant dans l’attente de leur propre décodage par un regard extérieur. Dans cette collection de pavillons auriculaires, Snowden, que l’on retrouve, tout comme Harry Caul, dans les pages de l’édition, apparaît comme la seule voix distincte, celle de la fuite, d’un renversement de l’information.

Évitant de réduire le son à un pur phénomène perceptif, Lauren Tortil explore sa portée signifiante et ses implications politiques, culturelles et sociales. Elle dresse ainsi la chronologie des évolutions techniques et formelles d’objets médiatisant [5] l’attention auditive et illustre leurs différentes applications civiles et militaires. « Être à l’écoute », rappelle Jean-Luc Nancy, « fut une expression d’espionnage militaire avant de revenir, par la radiophonie, à l’espace public, non sans rester aussi, sur le registre téléphonique, une affaire de confidence ou de secret volé » [6]. Qu’elles anticipent un danger, alertent la communauté ou saisissent par indiscrétion des révélations primordiales pour la sécurité nationale d’un pays, ces pratiques de renseignement reposent sur deux aspects essentiels. D’une part, la mise au point de « prothèses »—portables et connectées au corps dans un premier temps, puis progressivement ramifiées et reliées par satellites—permettant l’amplification des capacités physiques et sensorielles d’un individu (Marshall McLuhan parlerait de « prolongement de l’homme » et Augustin Berque de « corps médial » [7]) : entendre ailleurs, plus loin, en se tournant notamment vers le ciel. Et d’autre part, le développement d’une écoute fonctionnelle (à la fois « causale » et « sémantique » pour reprendre les termes de Pierre Schaeffer), capable d’identifier la source et la signification d’une information saisie.

Ce travail de mise au et à jour (au sens archéologique et sur le principe d’une actualisation des connaissances) est également l’occasion, une innovation en chassant toujours une autre, de faire l’histoire de l’obsolescence de ces technologies, de répertorier les « lignes Maginot » de la communication défensive. Ainsi les localisateurs acoustiques de surveillance aérienne, larges casques amplificateurs posés sur les épaules d’un opérateur, comme les monumentaux miroirs acoustiques en béton de Denge conçus par la Royal Air Force dans les années 1920-1930, ont-ils été supplantés dès 1932 par l’invention du radar et par la plus grande fiabilité des ondes électromagnétiques. De leur usage ne subsistent que quelques photographies d’expériences archaïques et la présence fantomatique de monolithes concaves érodés par le vent—comme autant d’oreilles cassées. L’efficacité du chapelet de stations radars de la Dew Line, construite à la fin des années 1950 en pleine guerre froide, au-delà du cercle arctique, fut quant à elle rapidement éprouvée par le perfectionnement des missiles longue portée soviétiques.

Notons que si la sphère représente dans l’imaginaire moderne le paradigme de l’architecture du futur, à l’instar du dôme géodésique de Buckminster Fuller, elle semble par ailleurs caractériser, de même que ses variantes paraboliques, l’architecture privilégiée des dispositifs de surveillance. Ces technologies constituent ainsi un répertoire d’objets mais tendent également de plus en plus à déterminer des environnements, aussi dissimulés et secrets soient-ils, comme l’a prouvé l’ampleur des révélations de Snowden. L’intensité et l’étendue d’action d’infrastructures comme les bases d’interception Echelon ou Frenchelon, qui assurent non plus seulement une veille des éventuelles actions militaires adverses mais captent les communications privées et publiques, dessinent en effet un maillage planétaire par relais satellitaire qui affecte une part considérable de la population mondiale. Mais contrairement au téléphone ou à Internet où se concentre désormais toute leur attention, elles ne tissent aucun réseau de relations et de capacités d’agir. La surveillance ne fonctionne jamais qu’à sens unique.

Le rôle de l’écoute dans l’objectivation du corps individuel comme du corps social participe ainsi de ce que Foucault a appelé la « gouvernementalité », c’est-à-dire « un certain mode d’exercice du pouvoir où gouverner c’est avoir à l’égard des habitants, des richesses, de la conduite de tous et de chacun une forme de surveillance, de contrôle non moins attentive que celle du père de famille sur la maisonnée et ses biens » [8]. Intégrant des images de panoptiques chers au philosophe français, cette généalogie des grandes oreilles traduit à sa manière le passage d’une société disciplinaire à une société de contrôle assurée par une multiplication des dispositifs [9]. En donnant à voir les structures qui quadrillent l’espace public (nous incluons ici le web) et qui s’immiscent au cœur de notre intimité et de nos interactions quotidiennes, Lauren Tortil poursuit à son échelle le geste amorcé par Snowden, celui de mettre sous tension l’écoute subie, de la « profaner » [10] pour la restituer à l’usage commun. Au-delà de la tentation paranoïaque qu’un tel sujet peut susciter, son projet semble aspirer à d’autres pratiques dans lesquelles « être à l’écoute » résonnerait davantage avec « être au monde » [11].

  1. « Can you hear me? » est le premier message posté par Edward Snowden lors de l’ouverture de son compte Twitter le 29 septembre 2015. Il reprend un slogan publicitaire de Verizon, le premier opérateur téléphonique à avoir été impliqué dans le scandale des écoutes téléphoniques.

  2. Voir Stéphane Delorme, Francis Ford Coppola, Les Cahiers du cinéma/Le Monde, 2007.

  3. Glenn Greenwald, Ewen MacAskill et Laura Poitras:
    Edward Snowden: The Whistleblower Behind the NSA Surveillance Revelations, The Guardian, 10 juin 2013.

  4. « My sole motive is to inform the public as to that which is done in their name and that which is done against them. », ibid.

  5. Sur l’écoute médiate, voir Jonathan Sterne, Une Histoire de la modernité sonore, Paris, La Découverte, 2015.

  6. Jean-Luc Nancy, À l’écoute, Paris, Éditions Galilée, 2002.

  7. Marshall McLuhan, Pour comprendre les médias, Paris, Seuil, 2015; Augustin Berque, Écoumène. Introduction à l’étude des milieux humains, Paris, Belin, 1996.

  8. Michel Foucault, La Gouvernementalité, Dits et écrits, 1954-1988. Tome 3: 1976-1979.

  9. Pour Giorgio Agamben, un dispositif est ce qui « a, d’une manière ou d’une autre, la capacité de capturer, d’orienter, de déterminer, d’intercepter, de modeler, de contrôler et d’assurer les gestes, les conduites, les opinions et les discours des êtres vivants ». Voir Giorgio Agamben, Qu’est-ce qu’un dispositif?, Paris, Payot & Rivages, 2007.

  10. « Le problème de la profanation des dispositifs (c’est-à- dire de la restitution à l’usage commun de ce qui a été saisi et séparé en eux) n’en est que plus urgent. Ce problème ne sera jamais posé correctement tant que ceux qui s’en empareront ne seront pas capables d’intervenir aussi bien sur les processus de subjectivation que sur les dispositifs pour amener à la lumière cet Ingouvernable qui est tout à la fois le point d’origine et le point de fuite de toute politique. », ibid.

  11. « Qu’est-ce donc qu’être à l’écoute, comme on dit être au monde? », Jean-Luc Nancy, op. cit.