Un cahier roulé, fortement serré et ficelé
Proto-stéthoscope en papier du Dr Laënnec sur cahier de musique, 45 x 30 cm, 2020

« La faute au cahier! ». Qui se serait permis de rétorquer cette phrase à Edward Snowden en 2013, alors qu’il venait de dénoncer la surveillance de masse opérée par la NSA? Comment un objet si modeste pourrait-il—de près ou de loin—être rattaché à la plus grande polémique mondiale du XXIe siècle concernant la violation de nos libertés individuelles? 
 
Dans mon livre iconographique Une généalogie des grandes oreilles, paru chez Tombolo Presses en octobre 2019, je vous invite à y croire. En dressant une généalogie possible des dispositifs techniques de surveillance actuels, je vous propose un travail de filiation menant entre autres à un fameux Cylindre: le proto-stéthoscope du Dr Laënnec créé en 1816. Objet emblématique de l’histoire de la médecine, il est connu pour avoir révolutionné la méthode d’auscultation des patients au XIXe siècle. Glissant du champ médical aux disciplines scientifiques de la reproduction sonore, il est reconnu pour précéder et annoncer la technique d’écoute répandue au XXe siècle, valorisant une écoute médiate, virtuose et rationnelle. Ce cylindre qui ne se révèle être qu’un cahier roulé, fortement serré et ficelé initie une technique qui conditionne encore aujourd’hui notre appréhension des mondes sonores du commun comme du militaire. 

Suite aux restrictions sanitaires liées au Covid-19, nous avons préféré écourter la durée de cette exposition, en proposant la forme d’un événement public le 28 juin 2020 à Ravisius Textor à Nevers.

Activation de la marche sonore intitulée Remaining Observant Marche sonore dans l’espace public de Nevers

Texte présent dans l’exposition:

Cliquetis d’une soupape. Coup d’archet prolongé sur une grosse corde de violoncelle. Chant des oiseaux. Son d’une corde de basse. Roucoulement de la tourterelle. Ces images sonores sont explicites et familières. Elles renvoient à des sons quotidiens et musicaux. Elles pourraient provenir de la bouche d’un compositeur du XXe siècle tel que John Cage ou Pierre Schaeffer, qui affectionne ce type de matériaux sonores. Pourtant, elles datent de 1819, sont signées par le Dr René Laënnec et lui servent à qualifier le râle de ses patients atteints d’une inflammation pulmonaire. Ces images extraites de son traité De l’auscultation médiate, Laënnec les a entendu par le bais de son invention: le stéthoscope, qui signifie en grec ancien « qui permet d’observer la poitrine ». Objet emblématique de l’histoire de la médecine, il est connu pour avoir révolutionné la méthode d’auscultation des patients au XIXe siècle. Glissant du champ médical aux disciplines scientifiques de la reproduction sonore, il est reconnu pour précéder et annoncer la technique d’écoute dominante au XXe siècle, valorisant une écoute médiate, virtuose et rationnelle. Une technique d’écoute qui conditionne encore aujourd’hui notre appréhension des mondes sonores, du commun comme du militaire. Ce stéthoscope qualifié de monaural (l’audition par une seule oreille) se révèle être—aux prémices de la découverte—qu’un cahier roulé, fortement serré et ficelé, nommé le Cylindre par son inventeur.

Au début du XIXe siècle, la médecine moderne européenne connait un bouleversement épistémique, remettant en cause la manière même de conceptualiser la maladie. Michel Foucault, dans son livre Naissance de la clinique(1), distingue trois paradigmes majeurs participant à cette histoire : la médecine nosologique, la médecine des épidémies et la médecine clinique. La première, aussi nommée la médecine classificatrice, est le paradigme médical dominant jusqu’au XVIIIe siècle. Elle consiste à classifier l’ensemble des faits pathologiques observables (les symptômes) par famille, genre et espèce. Néanmoins, elle ne s’intéresse nullement à leurs causes et porte très peu d’intérêt à leur évolution dans le temps. La maladie est considérée comme autonome par rapport au corps du patient.
En regard de cette pratique, nait par opposition, le paradigme clinique. Une pratique qui s’opère sur le terrain auprès des malades, où le médecin observe, décrit et recense les symptômes, propose un diagnostic susceptible d’évoluer dans le temps et surtout tente d’en comprendre les causes. Cette pratique médicale est souvent accompagnée—en cas de décès—d’une autopsie comme mode de vérification empirique, pour constater ou rejeter le diagnostic. « C’est une certaine manière de disposer la vérité déjà acquise et de la présenter pour qu’elle se dévoile systématiquement »(2), écrit Foucault. Un va-et-vient entre observation, proposition et constatation qui va permettre aux symptômes d’être combinés entre eux, dans le but d’être déchiffrés par le médecin et devenir des signes annonçant la maladie.

C’est dans ce contexte médical que le Dr Laënnec va participer à l’essor de la clinique en développant l’invention du stéthoscope. Alors que l’examen clinique dépend principalement du regard : « Œil qui sait et qui décide, œil qui régit »(3), le regard médical va progressivement s’ouvrir à d’autres compétences perceptives pour élargir son territoire d’observation. Il va dans le cadre de l’examen clinique, solliciter le toucher avec la palpation et l’ouïe avec l’auscultation immédiate (l’oreille du médecin directement apposée sur le corps du patient pour en écouter son cœur), soit « interroger le corps dans son épaisseur organique, et faire affleurer à la surface ce qui n’était donné qu’en couches profondes.»(4)
Plusieurs raisons ont motivé l’invention du Cylindre par Laënnec. La plus scientifique concerne la difficulté à écouter convenablement les bruits du cœur et de la poitrine des patients par la pratique de l’auscultation immédiate. La plus personnelle et polémique se justifie par son dégoût du corps malade, causé par la proximité physique avec ses patients. Néanmoins, comme le rappelle Jonathan Sterne : « Cet appareillage et ces pratiques auditives et interprétatives ouvrent à leur tour la voie à une nouvelle sémiologie médicale. Si les sonorités sont bel et bien les signes d’états intérieurs, les sons et leurs significations doivent logiquement pouvoir être inventoriés. »(5) De fait, la pratique de l’auscultation médiate par le stéthoscope devrait permettre aux médecins d’augmenter leur pouvoir d’examen.

Selon un récit populaire, il aurait fait cette découverte suite à la rencontre fortuite d’enfants jouant sur un chantier, dans la grande cours du Louvre. Alors qu’il se rendait chez une patiente, il les aurait aperçu postés de part et d’autre d’une longue poutre en bois : un premier groupe grattant l’une de ses extrémités avec une épingle, et un deuxième, collant l’oreille à tour de rôle à l’autre bout, pour y entendre les frottements. Laënnec, après avoir lui-même essayé cette expérience de transmission des bruits solidiens, aurait demandé à sa patiente un cahier de papier pour tester sur elle cette écoute médiate : « J’ai pris un cahier de papier, j’en formai un rouleau fortement serré dont j’appliquai une extrémité sur la région précordiale, et posant l’oreille à l’autre bout, je fus aussi surpris que satisfait d’entendre les battements du cœur d’une manière beaucoup plus nette et plus distincte que je ne l’avais jamais fait par l’application immédiate de l’oreille »(6). Satisfait de cette expérience comme nouvelle technique d’auscultation, Laënnec a par la suite entrepris de la faire reconnaître auprès de l’Académie de médecine. Afin de convaincre ses paires, il a entamé la rédaction de son « Traité de l’auscultation médiate ». Cet ouvrage, publié en 1819, regroupe en plus de 700 pages les recherches qu’il a mené pendant trois ans à l’hôpital Necker à Paris. Afin d’être accompagné dans sa recherche et soucieux de la transmission pédagogique, il aurait reproduit 200 fois son cylindre en papier pour que ses étudiants puissent l’aider au recensement des bruits de cœur et de poitrine de ses patients.

Deux siècles plus tard, l’œuvre de Laënnec est soumis à la critique, notamment dans le livre Une histoire de la modernité sonore (7) de Jonathan Sterne. La pratique de l’auscultation médiate et cette tentative d’élaborer un métalangage sonore qui serait systématique et arbitraire est remis en question : « L’auscultaion médiate ne peut pas fournir un lexique acoustique propre, elle fournit tout une gamme de signes iconiques ou indiciaires—des signes ancrés par coïncidence dans l’expérience vécue plutôt que fondés sur des relations arbitraires. »
Le médecin—ou toute personne à l’affut de son environnement sonore, augmenté d’un médiateur—soucieux d’annoncer un danger à venir, serait alors proche de la figure de l’enquêteur. Pour ma part, je préfère la définition qu’en donne Roland Barthes, écrivant au sujet de la sémiologie médicale : « La maladie […] est d’abord dans le secret du corps, derrière la peau, si je puis dire, […] émet des signes, des messages, que le médecin doit recevoir et interpréter en quelque sorte comme un devin qui déchiffre: c’est en réalité une mantique » (8).
Cette tentative par l’Homme de déchiffrer, d’interpréter un système de signes acoustiques, je l’ai retrouvé tout au long de ma recherche menée sur les grandes oreilles : ces dispositifs militaires qui sollicitent l’écoute médiate à des fins de défense ou d’offense. Systématiquement, à chaque fois que je découvrais un nouveau médiateur sonore, j’en découvrais l’usage et la tentative d’un métalangage. Tous me ramenaient à Läennec et à son invention. Le Cylindre—objet rudimentaire de par son matériau et sa manufacture : le papier et l’enroulement—m’apparait alors d’autant plus précieux : un cahier roulé, fortement serré et ficelé, possédant des propriétés magiques. Ni un vol d’oiseaux, ni des astres, ni un foie mais un cylindre divinatoire dont l’aura semble rayonner au fil des décennies jusqu’à aujourd’hui.

  1. Naissance de la clinique, de Michel Foucault, Paris, éd. PUF Quadriges, 2009

  2. Ibid.

  3. Ibid.

  4. Ibid.

  5. Une histoire de la modernité sonore, de Jonathan Sterne, Paris, éd. La découverte, 2015

  6. De l’auscultation médiate ou Traité du diagnostic des maladies des poumons et du cœur, fondé principalement sur ce nouveau moyen d’exploration du Dr René Laënnec, Paris, 1819

  7. Une histoire de la modernité sonore, de Jonathan Sterne, Paris, éd. La découverte, 2015

  8. L’aventure sémiologique de Roland Barthes, Édition du Seuil, Paris, 1985